Hafoussoi Vandewalle
28 Feb
28Feb

Dans une société de plus en plus métissée, la maîtrise des cheveux bouclés, frisés et crépus devient une compétence incontournable. Aude Livoreil-Djampou incarne cette vision nouvelle de la coiffure. Forte d'une carrière prometteuse chez L’Oréal, elle fait le choix audacieux de quitter son poste pour créer Studio Anaé, un concept novateur de salons multi-textures. À travers cette interview, elle partage son parcours singulier, sa vision de l'industrie et son engagement pour une coiffure plus inclusive.


Un parcours d’exception : de la chimie à la coiffure

La carrière de Aude Livoreil-Djampou commence loin des salons de coiffure. « Je suis ingénieure chimiste de formation. En troisième année, je suis partie en Allemagne dans le cadre du programme Erasmus, avant de poursuivre avec un DEA et une thèse à Strasbourg dans le laboratoire du Professeur Sauvage, désormais Prix Nobel de Chimie. Après quatre ans de thèse, j’ai effectué une année post-doc au Japon, à Kyoto. »

De retour en France, Aude intègre L’Oréal où elle évolue pendant 17 ans dans divers domaines : d'abord la recherche avancée où elle travaille uniquement sur les molécules, ensuite, la recherche appliquée où elle travaille sur des prototypes de produits, ensuite le développement de ce qu'on appelle la forme durable, c'est-à-dire lissage, défrisage, permanente. “C'est ce qui m'a permis d'aller au Brésil et aux Etats-Unis et de commencer à travailler sur le cheveu frisé.”


Le déclencheur du changement

Mais sa motivation dépasse le cadre professionnel. “J'ai commencé à m'inquiéter du cheveu frisé parce qu'entre-temps mon premier enfant était né, en 2008. Mes enfants sont métisses et ma fille étant très frisée, j'ai découvert la boucle au quotidien. Et c'est là que j'ai compris qu'il n'y avait rien en France et qu'on faisait des séparations. Les marques se pensaient principalement sur des cheveux raides. Il y avait une espèce d'attribution implicite, donc Mizani, c'était pour les cheveux frisés. Et je voyais bien, de par ma fille, de par tous nos amis, de par mon expérience personnelle qu'il y avait énormément de gens qui étaient concernés par ce thème et qui n'étaient pas du tout abordés.”


Quitter L’Oréal pour créer Studio Anaé

Aude tente d’aborder cette problématique de la diversité capillaire chez L'Oréal, mais elle se heurte à des obstacles internes : “Cela ne rencontrait pas les objectifs à l'époque de L'Oréal, qui était plutôt axé sur son développement Chine et Inde... Donc, je suis partie fin 2014, début 2015. J’avais compris, en faisant mon enquête, que c'était un très gros manque de formation et que la solution c'était de former. Au départ, je pensais faire une académie et après je me suis dit "jamais personne ne va me croire, blanche à cheveux raides, chimiste et pas coiffeuse qui dit : “je vais vous former sur les cheveux frisés.” Donc j‘ai commencé par faire la démonstration qu'on peut faire de beaux salons pour cheveux frisés et offrir des lieux qualitatifs multi textures et dans la foulée, j'ouvrirai le centre de formation. C'est ce qui s'est passé en 2015.”


Un concept inclusif et visionnaire

Studio Anaé se distingue par son approche inclusive et  inédite : “Nous formons nos coiffeurs pour qu’ils soient capables de travailler sur tous types de cheveux. En raison d’une offre trop limitée, 80% de notre clientèle a les cheveux frisés mais le concept de Studio Anaé est d’accueillir toutes les textures de cheveux.” Pour Aude, il est crucial de briser le fonctionnement actuel des salons de coiffure en France. “Il me paraissait archaïque de continuer à faire des séparations. Parce que faire un beau salon dit Afro, qu'est-ce qu'on fait des métisses, qu'est-ce qu'on fait des blancs aux cheveux frisés ?”

“En fait, on ne peut pas répondre à une ségrégation par une autre ségrégation.”

Avec désormais quatre salons et 24 employés, le modèle de Studio Anaé a rapidement trouvé son public.


Une industrie en pleine transformation

Aude analyse le secteur de la coiffure, en soulignant le contraste entre les salons pour cheveux raides et ceux s’adressant aux cheveux texturés.

Pour Aude, les salons de coiffure pour cheveux lisses font face à des difficultés pour plusieurs raisons :

  • une concurrence de plus en plus intense
  • une qualité de service insuffisante et
  • une baisse significative de la fréquentation des clients. 

Sur les cheveux raides, on a un salon de coiffure pour 1000 personnes. Donc à chaque fois qu'on a une boulangerie, on a un salon de coiffure. C'est la même statistique, donc ça fait beaucoup…”Aude souligne une offre largement insuffisante pour les cheveux frisés : “Sur les cheveux frisés, on n'a que 5% des besoins qui sont remplis. Il faudrait en Ile-de-France, plus de 2000 salons pour remplir les besoins et on est peut-être 30.”

Pour Aude, les salons de coiffure accueillant les client.es aux cheveux bouclés, frisés et crépus disposent d’un fort potentiel de développement. “Depuis 10 ans, surtout dans les 3, 4 dernières années, il y a quand même des ouvertures. On voit que le nombre de salons augmente. Il y a un marché. Donc le message a été compris, mais on est largement loin de la saturation.”


Redéfinir l’industrie de la coiffure

Proposer des salons multi-textures et avoir un beau succès de Studio Anaé ne suffit pas à cette femme engagée. Pour contribuer à rendre les salons de coiffure accessibles à tous, Aude a décidé de pallier le manque de formation en transmettant son expertise à d’autres professionnels de la coiffure. “Il est inacceptable qu’en 2025, il n’existe quasiment aucune formation professionnelle pour les cheveux frisés ou crépus. Je me suis donné pour mission de changer cela.” En plus des formations Studio Anaé adressées aux coiffeurs, Aude devient formatrice au Real Campus, une école de coiffure innovante créé par L'Oréal. Elle est aussi régulièrement sollicitée en tant que consultante pour former les équipes de grandes marques qui lancent des nouvelles gammes pour les cheveux texturés.


Pour faire bouger les choses, son implication dépasse le cadre entrepreneurial.Elle intervient au niveau de l'Éducation Nationale et contribue à la création du premier Certificat de Qualification Professionnelle (CQP) dédié aux cheveux texturés. Lancé en 2023, ce diplôme est pour l’instant disponible dans cinq centres de formation en France. Avec d'autres militantes comme Aline Tacite ou Kelly Massol, Aude a aussi participé à l’élaboration du projet de loi contre les discriminations capillaires. Adopté en 2024, cette loi permet de reconnaître et sanctionner les discriminations basées sur la texture des cheveux, une avancée essentielle.


Une révolution dans la coiffure

Depuis dix ans, Aude s’engage pour faire reconnaître et valoriser les cheveux bouclés, frisés et crépus. Elle a aussi vu le secteur de la coiffure se transformer radicalement grâce à l'essor du numérique.  “En fait, sur les cheveux texturés, il s'est passé quelque chose d'incroyable. Le centre de gravité s'est déplacé du salon vers Internet. Comme il n'y avait pas de salons et pas de formations, les gens sont allés se former tout seuls. Ils sont partis chercher la ressource et Internet était là. Donc, on s'est retrouvé avec des clientes qui se forment toutes seules et des influenceuses qui ont partagé leur savoir. Ensuite, elles ont ouvert des boutiques en ligne et des salons… Et ça change la donne !”


Elle réagit aussi à la récente décision des grands groupes comme Provalliance de former leurs coiffeurs aux cheveux bouclés, frisés et crépus : “Ils ont fini par comprendre que c'était un chiffre d'affaires, qu'on ne peut pas laisser passer entre 25 et 45% de la population à l'extérieur du salon. Ils sont comme tout le monde, en fait ! Ce qui me fait sourire c'est que le dernier mot, c'est toujours le marché qui l’a… Chez Jean-Louis David, ils ont annoncé qu'ils vont former un coiffeur dans les 400 salons présents sur le territoire français. Bon, c'est 2 jours de formation. C'est bien, mais c'est quand même une clientèle exigeante. Il va falloir qu'ils travaillent leur qualité… Alors, on va voir la réponse de Provalliance et Jean-Louis David. Ils ont pris comme produits une marque du groupe et Mizani. Mais ces marques n'ont pas l'aura d'une marque comme Les Secrets de Loly, Kalia Nature, Inhairitance, Noireaunaturel….”


Elle observe également un changement pour les marques dédiées aux cheveux texturés. “C'est intéressant, parce qu'il y a une tectonique des plaques, qui est totalement l'inverse de ce qui se passe d'habitude. Les grandes marques pros se sont lancées petit à petit : L'Oréal Professionnel, Kérastase, Aveda, Wella, Redken, Matrix... Tout le monde va arriver sur le marché mais se pose le problème de se construire une communauté puisque c'est un marché de personnes qui valident ou pas les produits, les valeurs, les ingrédients, le vocabulaire... Donc c'est un exercice totalement nouveau ! On va voir ce que ça va donner…”


Une vision pour l’avenir

Pour Aude, l'avenir de la coiffure pour les cheveux texturés repose sur la diversité et la qualité. “Je pense que dans les services les plus simples, ça va se démocratiser : un shampoing, un coiffage, un soin naturel, un séchage naturel... Après, il va falloir des gens qui coupent très bien. Il va falloir des gens qui colorent très bien et dans le respect d'une forme de naturalité. Et ça, c'est vraiment le challenge ! Et puis, dans 10 ans, on sera dans une schématisation classique d'un marché plus développé, plus mature où ça sera de la concurrence entre salons qui savent. Dans 10 ans, on n’aura peut-être pas un salon pour 1000 personnes mais on aura peut-être un salon pour 10 000 personnes. Aujourd'hui, c'est un salon pour 200 000 personnes.”


Un message aux coiffeurs


Photo de l'équipe datée de 2015

À ceux qui hésitent à se lancer sur le marché des cheveux texturés, Aude les encourage à se former, et de s'investir pleinement. “Je lui dirais d'y aller à fond. Comme d'habitude, de bien se former ou de choisir dans son équipe quelqu'un que ça intéresse pour le/la former et de se lancer. Il faut bien se préparer, comprendre la psychologie, il faut être prêt à répondre aux questions. Il faut faire son métier à fond. Et après ça va se faire par le bouche à oreille.”

Pour les coiffeurs et coiffeuses qui douteraient de leur légitimité à coiffer des cheveux bouclé, crépus ou bouclés, Aude ajoute ceci : “Une marque a fait un sondage pour savoir si les clients étaient sensibles à la couleur de peau de leur coiffeur et la réponse a été :"Non, je veux juste un bon coiffeur". Aude nous en donne la plus belle démonstration avec les salons Studio Anaé. “Dans mon équipe, il y a 24 personnes dans les 4 salons. On a toutes les couleurs et toutes les origines…”



Aude Livoreil-Djampou, par son engagement et sa passion, montre que la coiffure peut être un puissant vecteur d’inclusion. À travers Studio Anaé et ses nombreuses initiatives, elle redéfinit les standards de l’industrie de la coiffure, encourageant les professionnels à s’ouvrir à la diversité capillaire. Pour elle, l’objectif est clair : faire en sorte que, demain, chaque salon soit un lieu où toutes les textures de cheveux sont célébrées. 

Chez Pro Kurls, nous avons à cœur de valoriser des parcours inspirants, comme celui d'Aude Livoreil-Djampou. Ainsi, nous nous engageons à inciter les professionnels de la coiffure à développer leurs compétences sur les cheveux bouclés, frisés et crépus, à innover et à s'adapter à un marché en pleine mutation.

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